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entretien

avec Gavin Bryars

photo by Doug Marke, cropped and tinted by Innovations

«La musique de Gavin Bryars est inclassable. Elle est d'une hybridité bâtarde, pleine de sensualité et d'esprit, et elle est profondément émouvante. Il est un des rares compositeurs qui puisse juxtaposer le comique et l'émotion primitive. Il te permet de témoigner de nouvelles merveilles dans les sons qui t'entourent en les abordant d'un angle tout à fait inédit. Peut-être même avec une troisième oreille…» – Michael Ondaatje (trad.)

Composée en 1969, The Sinking of the Titianic est la premier oeuvre importante de Gavin Bryars, constituant un paysage sonore performatif inspiré d'une hymne qui aurait été interprétée par des musiciens sur le pont du vaisseau infâme dans ses derniers moments tragiques.

En phase préparatoire pour une performance de cette oeuvre de Gavin Bryers dans le cadre du festival Suoni per il popolo, Isak Goldschneider d'Innovations en concert a discuté avec le compositeur à propos de la genèse et des principes centraux de l'oeuvre.

Innovarumori, l'ensemble maison d'Innovations en concert, présentera The Sinking of the Titanic le 11 juin à 20h à la Sala Rossa. Aussi au programme sera l'ensemble William Hesselink's Filmharmonic Orchestra qui présentera la bande sonore à Nosferatu the Vampyre (Werner Herzog) par Popol Vuh.

Je comprends que tu aurais composé The Sinking of the Titanic pour encourager les étudiants «débordés» de Portsmouth [School of Art]. Quelle est cette histoire?

Bon, j'enseignais (comme beaucoup de musiciens britanniques expérimentaux à l'époque, tels que Cardew, John White, et autres) à l'extérieur du courant populaire de la musique établie. Nous n'étions vraiment pas très aptes à travailler aux universités ou aux conservatoires. Reste que la culture des arts visuels était très ouverte à toutes sortes d'idées et dans les départements universitaires, des postes étaient offerts aux artistes de l'extérieur du domaine des arts visuels pendant les années 60 et 70 afin d'introduire des nouvelles façons de penser à leurs étudiants. Les bénéfices étaient doubles; ces enseignants témoignaient des méthodes esthétiques et intellectuelles des artistes visuels tout en apercevant l'impact de ce contact sur leur propre pratique.

Alors j'enseignais à Portsmouth depuis assez longtemps, offrant des cours dans les départements des beaux arts. De règle générale, les élèves avec qui je travaillais étaient ceux qui oeuvraient dans les médias non-traditionnels – ils s'intéressaient aux événements, à la performance, au vidéo. Cette époque correspondait à-peu-près à la fin du Fluxus, et c'était ce genre de philosophie à l'oeuvre. Les étudiants qui prônaient ces méthodes de travail étaient dénigrés par les professeurs plus conservateurs du département des beaux arts – d'excellents maîtres-artisans en ce qui concerne la sculpture de laiton ou de la maçonnerie, mais ils ne pouvaient apprécier le travail des autres. Alors ils s'attaquaient à ces étudiants, leurs oeuvres estimées inappropriées pour l'environnement artistique collégial, et ils étaient donné du fil à retordre. Les étudiants montaient des expositions de leurs oeuvres et ils ont sollicité la participation des membres de la faculté qui leur étaient sympathiques. J'ai contribué une page de texte dactylographiée - un sketch - pour The Sinking of the Titanic et à propos de ce qu'aurait l'air un morceau au sujet du naufrage du Titanic.

Alors c'est une pièce engendrée par un échange conceptuel entre disciplines?

Oui. Et aussi par le fait qu'à ce moment-là, la philosophie esthétique des arts visuels avait pris beaucoup d'avance sur celle des arts musicaux. Bien entendu, Cage est l'exception, mais le courant populaire de la musique classique contemporaine tardait en termes de la rigueur du questionnement esthétique, de la sorte de curiosité et des possibilités disponibles dans le domaine des arts visuels. Je pense évidemment à des trucs comme le Pop Art, l'art conceptuel, l'art paysager, les installations – ceux-ci allaient au-delà de l'imagination des musiciens. Les gens du monde de l'art avaient toujours de l'avance.

Il me semble que la musique possède un mode de penser conservateur, ou du moins d'une orientation plutôt conservatrice.

Écoute, j'ai passé à autre chose dans le sens que je crois qu'en devenant un compositeur, tu dois développer un art. Mais l'art ne devrait pas se développer en compromettant les idées. Alors en enseignant la composition, je n'ai jamais tenté d'imposer quoi que ce soit sur un élève concernant la nature de sa pensée. J'ai tenté de développer leur expérience afin de les aider à mieux faire ce qu'ils font et d'une façon plus efficace. J'offre des suggestions, mais je ne dirais jamais «tu devrais écrire comme ça» – en fait, c'est plutôt le contraire. Je m'intéresse à découvrir ce qui intéresse les élèves. La question devient à propos d'où viennent les idées. Souvent, elles viennent d'autres musiques, ou d'autres sources d'art, et même d'en dehors des cercles artistiques. Et puis on examine la mise en oeuvre de ces idées sous formes musicales. Pour ce faire, il faut bien saisir l'expression. J'ai souvent collaboré avec des musiciens qui ne savent pas lire la musique, alors ils me communiquent ce qu'ils tentent de faire et je l'écris – c'est comme ça que j'ai travaillé avec Brian Eno. Ces gens sont très souvent réticents à apprendre à composer car ils craignent que ça entraverait leur façon de penser.

C'est curieux qu'un outil aussi puissant que la notation musicale puisse aussi délibérément limiter l'arène musicale.

Je crois que ça peut être assez intimidant – certaines personnes entrent en contact avec une partition et sont étonnés d'apprendre qu'un individu puisse donner de la vie à ce griffonnage sur papier. Ils ne peuvent pas comprendre comment c'est possible, alors que nous sachions que ce n'est pas trop difficile.

Je ne m'attendais pas à ce que des étudiants en art soient doués ou même capables de performer des notations musicales, mais en fin de compte, on a joué des morceaux de LaMont Young et Christian Wolff, des partitions graphiques de Cage et de Feldman, toutes sortes d'oeuvres Fluxus, toutes des formes d'oeuvres qui prônent des concepts découlant des sortes d'idées spontanément introduites à une pièce lorsque l'interprète les réalise. Ces réalisations proviennent de ce qu'on peut appeler leurs ressources esthétiques; et il me semblait que les élèves en art en possédaient plus que les élèves en musique.

Lorsque j'ai composé The Sinking of the Titanic, j'accédais à l'idée d'art conceptuel; l'idée que l'art provient non de la perception de l'oeuvre d'art mais plutôt des idées qu'elles contiennent. Ça m'a grandement intéressé – la perception de l'oeuvre, sa manifestation, n'est qu'un mince aspect du tout. La question centrale est: quels concepts et idées sont contenus dans l'oeuvre? Et pour ce qui est de cette pièce – au début, j'ai cru qu'en recherchant la pièce, en touchant aux descriptions, aux notes et à tout ça, que je puisse concevoir du genre de composition qui puisse provoquer une idée pertinente de sa performance dans la tête du lecteur. Et ça serait l'oeuvre.

Alors pendant trois ans, je n'ai pas voulu qu'il y ait de performance publique. Je considérais que la pièce existait dans une sphère privée, qu'elle vivait de façon hermétique. Mais trois ans plus tard, en réponse à un défi lancé par quelqu'un qui avait dit «D'accord, c'est génial, mais si quelqu'un était pour l'entendre, comment ça sonnerait?» Alors là, j'ai compris pour la première fois, je devais lui donner une vie publique.

Un processus de conceptualisation, provocation, et de réalisation.

J'étais aussi très intéressé par la partition graphique de Cornelius Cardew pour l'oeuvre Treatise, composé de 190 pages de notations graphiques. À l'époque, quelqu'un a passé le commentaire que Treatise ressemblait à une cartographie du cerveau en mode de composition. Alors tu vois les formes et les procédés, mais rien n'est concret; t'es pas certain comment le rendre vivant, vrai. C'est à l'individu d'entrer dans la brume de la composition et d'y extraire quelque chose pour le rendre vrai.

assister au concert de Gavin Bryars
à Innovations en concert, lun, 11 juin 2012